Open source, état et perspectives

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Oui, l’éclatement de la bulle Internet a eu des conséquences (souvent fatales) pour les start-up qui avaient cru que le moment était le bon pour « commercialiser » les projets open source. Non, ce faux départ n’a pas ralenti pour autant le mouvement open source dans ce qu’il a de meilleur : toujours plus de bons projets.

Les nouveautés de l’année 2002 ont été plutôt positives. D’abord, les clients sont désormais de plus en plus nombreux à considérer les projets open source comme des alternatives valables et crédibles aux logiciels commerciaux. De plus, presque tous les grands acteurs se sont impliqués ou sont devenus sponsors de nombreux projets open source.

Enfin, les perspectives sont souriantes : les éléments d’infrastructure vont tomber un par un dans l’escarcelle du mouvement open source, les applications génériques aussi et peut-être même le desktop si Microsoft continue de se montrer maladroit.

Eclatement de la bulle : plus de peur que de mal !

« Les rumeurs sur mon décès sont grandement exagérées » aurait dit Mark Twain. On peut en dire autant de l’opinion qui prévalait fin 2001 comme quoi l’éclatement de la bulle Internet aurait aussi précipité la fin du mouvement open source… Certes, la bulle a fait du tort à l’image du mouvement, mais a finalement peu affecté sa dynamique.

Examinons ensemble les exemples de VA-Linux, Eazel et Linuxcare, trois sociétés emblématiques de la ruée vers les « start-up Linux » qui a eu lieu fin 1999.

Linuxcare vendait de la hotline pour Linux mais s’est retrouvé en difficulté après l’éclatement de la bulle, son déficit financier chronique n’était plus « ni encouragé, ni surtout toléré ». Aujourd’hui, Linuxcare revit en vendant des logiciels d’administration Linux destinés aux mainframes IBM (éditeur qui accueille désormais Linux à bras ouverts), comme quoi il y a une vie après la bulle !

VA Linux s’est coupé un bras pour survivre : après avoir abandonné son business matériel, la compagnie s’est rabattue sur la commercialisation de son site SourceForge.

Finalement, des trois, c’est Eazel (qui devait être un desktop façon Macintosh pour Linux) qui a eu le moins de chance : la compagnie a fermé ses portes en 2001 alors qu’on attendait d’elle un progrès décisif en matière de facilité d’utilisation de Linux au niveau desktop (en revanche, le projet lui continue sans son tuteur initial sous le nom Nautilus).

Fin 2001, on a aussi vu quelques sociétés qui avaient fait le pari de l’open source pour diffuser leurs logiciels, renoncer et retourner au mode propriétaire (comme Lutris, Sistina ou Ars Digita). Le cas de Lutris et du serveur d’applications Java Enhydra est intéressant à étudier car finalement, le projet Enhydra a par la suite survécu à la déconfiture de Lutris et reste aujourd’hui un projet open source actif et soutenu (par ObjectWeb entre autres). Et alors qu’on pouvait craindre que le domaine des serveurs d’applications open source soit la victime des problèmes entre Lutris et Enhydra, Jboss est apparu comme un autre projet open source crédible dont la réputation grandit continuellement (WebMethods vient de l’intégrer dans sa solution et certains le surnomme déjà « l’Apache des serveurs d’objets Java »).

Bref, la morale qui se dégage de ces différents exemples est qu’il est clair que ce n’est pas encore Wall Street qui décide de la dynamique des projets open source et c’est heureux !

Plus encourageant encore, il est également intéressant de noter que le mouvement open source n’a pas « un métro de retard » par rapport au marché et que pour chaque domaine en vogue, on trouve systématiquement un projet open source crédible et compétitif. Un exemple probant est fourni dans le domaine des IDE (integrated development environment) qui a fait la une des médias dernièrement avec des rachats entre acteurs (IBM qui absorbe Rational et Borland qui fait de même avec TogetherSoft).

Parallèlement à la bataille commerciale sur les IDE, on trouve le projet Eclipse (qui rassemble de nombreux acteurs de ce marché, souvent les mêmes que ceux qui s’affrontent et se rachètent !) qui offre un IDE en open source. Eclipse n’est pas aussi complet que ses concurrents propriétaires mais il est suffisamment riche et « extensible » pour avoir déjà adopté été par les équipes de développement de nombreux éditeurs et entreprises utilisatrices.

Finalement après une année 2001 plutôt sombre, le mouvement open source n’a rien perdu de sa dynamique et même la conquête du desktop n’est pas abandonnée par la communauté. Pour preuve, les propositions permettant de faire fonctionner des applications Windows sous Linux comme Lindows (même si ce dernier est finalement bien moins ambitieux qu’annoncé initialement) ou Crossover. On voit aussi apparaître des nouveaux projets prometteurs comme Ximian Evolution ou Chandler, l’alternative à Microsoft Outlook, soutenue par Mitch Kapor (le créateur de Lotus 123 dans les années 80) ou le succès rencontré par OpenOffice en tant qu’alternative à Microsoft Office. Personnellement, fatigué par le côté « bloatware » (logiciel surchargé) de MS Word, je rédige cette chronique sur Abiword, un autre projet open source méconnu mais qui pourrait bien provoquer la surprise en tant que traitement de texte, comme GIMP l’a fait dans le domaine des outils graphiques.

Enfin, toujours du côté du desktop, même si le projet a été lent, Mozilla est enfin là et il est tout bonnement le meilleur browser web du marché (et de loin). Certes, Internet Explorer de Microsoft est désormais « archi dominant » mais Mozilla est au-dessus en terme de confort d’utilisation et ça compte sur le long terme…

Les clients considèrent désormais les projets open source comme crédibles.

Finalement, l’open source a également percé sur le plan « commercial » puisque les projets open source sont désormais considérés comme des vraies alternatives aux solutions propriétaires. Les études et sondages réalisés aux USA confirment ce tournant dans l’état d’esprit des décideurs et c’est un énorme changement !

Linux n’est plus seul à bénéficier de ce statut. Apache, TomCat, PHP (Yahoo par exemple, vient de retenir PHP comme serveur d’applications pour l’ensemble de ses nouveaux développement), JBoss et d’autres l’ont rejoint.

La plupart des grands constructeurs et éditeurs le confirment désormais : les clients sont maintenant convaincus par la qualité de nombreuses briques open source.
Un grand nombre de sociétés aux USA, particulièrement dans le domaine de la finance, essayent maintenant des solutions open source. Les initiatives d’IBM en faveur de Linux ont certainement favorisé cette évolution. Et IBM a entraîné quelques-uns de ses prestigieux clients dans ce sens comme E*Trade qui va évoluer vers un fonctionnement uniquement basé sur Linux.

Beaucoup de participants du forum Enterprise Linux 2002 à Boston indiquaient qu’ils utilisaient déjà Linux et qu’ils cherchaient maintenant ce que l’open source pouvait leur apporter de plus…

Les acteurs se rallient massivement

L’autre grande nouveauté de cette année, c’est l’implication des grands acteurs (IBM, comme d’habitude, Sun avec Star Office mais aussi Intel sur Mono, l’alternative à MS.Net ou encore HP sur le projet OpenPrinting du Free Standards Group). Même Sun qui était encore critique vis-à-vis de Linux et d’Apache il y a quelques mois, suit désormais le mouvement (et le fait savoir) en multipliant les participations à des projets comme le récent « don » de son Grid Engine Portal Software au projet open-source Grid Engine Project.

En vérité, les grands acteurs ont besoin des projets open source pour aller vite et dépenser moins en développement. Une bonne démonstration de ce constat a été réalisée par Apple qui vient de dévoiler un nouveau browser pour Macintosh : le fameux Safari… Et sur quel code ce « nouveau browser » est-il basé ? Sur le code de KHTML (le browser de KDE, un desktop Linux), un projet open source. D’ailleurs, Apple met en avant qu’il va se comporter en « bon citoyen de l’open source » en publiant toutes les améliorations que ses équipes ont apportées à KHTML. Et Steve Jobs de lancer lors du dernier MacWorld « certains pensent que l’open source est une menace (suivez mon regard…), nous, nous pensons que l’open source c’est super ! ».

Des maladresses favorables à l’open source ?

Dernier facteur qui peut accélérer encore la prise en compte de l’open source par le monde des affaires : la maladresse des éditeurs.

Alors que nous sommes dans un contexte de restrictions des dépenses informatiques (qui devrait donc inciter à la modération des prix), quelques éditeurs parmi les plus importants (Microsoft, Oracle) ont pris la décision en 2002 de revoir leur politique de licence avec comme effet immédiat une hausse du coût pour les clients…

Ce changement de politique, sans doute destiné à compenser le ralentissement des dépenses, a été très mal accueilli par les clients (levée de boucliers avec un fort écho médiatique) qui l’ont considéré comme « l’augmentation de trop » de la part de fournisseurs manifestement en position d’abuser de leurs situations… Cette prise de conscience va forcément s’accompagner de mesures d’économies qui porteront aussi sur le domaine des licences et va pousser les décideurs à examiner les alternatives open source avec encore plus de motivation…

Une lecture pessimiste ?

Bon, on peut ainsi multiplier les exemples qui vont dans le sens d’une lecture « optimiste » des perspectives du mouvement open source mais c’est alors une vision partielle (pour ne pas écrire partiale…) de la réalité. Car la réalité n’est pas aussi rose que les partisans de l’open source veulent bien la décrire.

Avec une vision moins « partisane » du mouvement, on constate qu’en dehors de quelques projets phares (Linux, Apache et ses sous projets : PHP, Jakarta…), relativement peu de projets open source n’a encore atteint la taille critique dans le domaine de l’informatique professionnelle de gestion.

Certes, la plupart des éléments de l’infrastructure Internet repose sur des projets open source mais, au-delà de cela, tout ou presque est encore à faire. Les candidats sont nombreux, les projets existent et se développent mais il est clair qu’il faudra encore des années avant que l’un d’eux ne rencontre le vrai succès.

Pire, la crise de 2001 a anéanti les espoirs de « commercialisation rapide » qui aurait achevé la « percée » du mouvement open source auprès du monde professionnel. On peut argumenter que la crise de 2001 a surtout coupé les sources de financement nécessaires avant que la validité des tentatives puisse être jugée et, dans bien des cas, c’est tout à fait vrai. Il n’empêche que dans une certaine mesure, le mouvement open source attend maintenant un second souffle ou une seconde vague…

L’open source doit-il passer par le filtre du principe de la « seconde vague » ?

On en revient de nouveau à cette notion qui caractérise l’évolution de l’informatique. Enoncé du principe : une nouvelle technique ou un nouveau concept a toujours besoin de deux tentatives pour s’imposer, une première pour prendre position dans les esprits et une seconde pour se débarrasser de ses défauts de jeunesse (et au moment de la seconde tentative, le marché est prêt à la recevoir grâce à « l’éducation » reçue précédemment…). Pour s’imposer définitivement, la nouvelle technique est obligée de revoir un peu ses ambitions à la baisse et d’éliminer les facteurs de blocage, serait-ce au détriment de son potentiel…

En informatique, toutes les innovations sont d’abord des notions intellectuelles illustrées par une technique embryonnaire. Cette technique initiale fait office de prototype de validation mais ne survit généralement pas au succès de la notion qu’elle supporte.

En la matière, l’exemple le plus connu est l’infocentre, inventé à la fin des années soixante-dix. Même s’il a permis l’éclosion des L4G, ce concept était bien trop en avance sur l’état de l’art de la technique informatique. Il a fallu 10 à 15 ans de plus et l’émergence du client-serveur pour passer de la notion de concept avancé à une réalité pratique, exploitée sur les sites des utilisateurs et ayant des prolongements tels que le DataWarehouse. Idem pour la programmation objet, inventée il y a déjà plus de 20 ans (!), elle a commencé à être illustrée à grande échelle grâce au langage Smalltalk, mais ce dernier ne résista pas à la vague Java qui va finir de démocratiser ce concept et de le transformer enfin en réalité.

Rappelons le corollaire du principe des deux vagues qui est au moins aussi important que le principe lui-même : la seconde vague est toujours moins ambitieuse que la première.

C’est ainsi que l’infocentre s’est spécialisé dans l’accès aux bases de données alors qu’il visait initialement l’autonomie de l’utilisateur. En clair, une notion intéressante finit toujours par se concrétiser grâce à une mutation technique (ou autre) inattendue tout en laissant un peu de ses ambitions sur le bord du chemin.

Ceci dit, quelle pourrait être l’évolution décisive qui va effectivement permettre au mouvement open source de devenir le mainstream (courant principal) de l’informatique ?

L’attitude flexible par rapport au « dogme logiciel libres » adoptée par les leaders du projet Mono (une alternative à MS.Net) est une réponse probable à cette question. En janvier 2001, Miguel de Icaza (fondateur de Ximian, également impliqué dans le projet Mono) décide de laisser de côté la licence GPL pour certains aspects clés du projet Mono afin qu’Intel puisse y participer.

C’est avec des évolutions prudentes de ce type que le mouvement open source va trouver sa forme finale même si, au bout du compte, les logiciels seront sans doute moins ouverts qu’aujourd’hui (rappel : la seconde vague est toujours moins ambitieuse que la première…) mais aussi plus « commercialisables » !